Piano no ki
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 > Piano no ki : l’époptie ou le franchissement, par Jean-Louis VINCENDEAU 
 > Concert "Piano et choses", par Jean-Louis VINCENDEAU

     -- > En écho (...), par Claire Bonnenouvelle

 > Concert de Yuko Hirota et Daniel Lifermann, par Chantal DELACOTTE


« Piano no ki : l’époptie ou le franchissement »

par Jean-Louis Vincendeau

« L’univers est beau, y compris même le mal, qui, pris dans l’ordre du monde, a une sorte de beauté terrible. Cela nous le sentons. » Simone Weil

Nous sentons les choses et nous écoutons le son des choses, nous connaissons donc les sons, y compris du mal, notre planète va plutôt mal dans plusieurs registres, et, sans les ignorer, nous préférons les contourner, les envelopper pour nous diriger avec l’énergie nécessaire vers la beauté, vers davantage de beauté.

Nous sommes un groupe d’amis dont le point de ralliement est la personne de Yuko Hirota, musicienne compositrice : elle consacre sa vie à l’art et aussi à faire passer la valeur émotive du son dans ses moindres murmures auprès de chaque personne qui veut bien écouter. Nous avons en commun un amour de la terre et un souci de l’autre ; un amour de la terre tel qu’on veut, dans la mesure de nos moyens préserver tout ce qui peut l’être (nous comptons organiser des visites de jardins remarquables) et autres projets encore à venir… le soucis de l’autre, de transmettre quelque chose qui aide à vivre – depuis la pureté du cœur par l’étincelle la plus brève qui transfigure la suite du chemin.

Et par le son granuleux et pur des pots de fleur. Les murmures de l’étang, le battement feutré des ailes d’oiseau, les sons lavés du matin frais et tous les sons qui ouvrent.

« Ouvrir chez les autres des espaces intérieurs suppose qu’on les ait en soi, qu’on y retourne sans cesse pour les dégager, qu’on y séjourne pour retrouver la force »

- Nous sentons l’univers bien avant de le connaître. Et d’abord peut-être partiellement, comme un ensemble de choses séparées plutôt que comme une totalité.

Les « séjours » dans l’espace créatif que l’on possède tous, là où l’on puise, retrouve la force de faire, d’avancer dans chaque projet pris au sérieux, pris un par un et par la main. La nature préservée est ce qui peut nous ressourcer, nous sommes attentifs à ce qui demeure préservé et participons à notre niveau à la sauvegarde de ce qui doit êtreprotégé. Il reste à nous approprier cette belle demeure toute simple, dans ce qu’elle a le plus souvent de plus évident.

- Nous sommes donc un petit groupe d’amis « pisteurs » qui nous proposons de suivre à la trace le Beau, dans sa « version sonore universelle », celle du Son des Choses qui forment l’univers, à la recherche du Bien. Parce que, pensons-nous, « sous » le bruit des choses, il y a le Son des Choses, leur âme sonore qui saura nous guider toujours plus loin.
Cette image de « pisteur » me convient très bien car elle me rappelle l’équipée du « Mont Analogue » de René Daumal, dont on compte fêter bientôt le centenaire de la naissance.

Pisteurs à la trace du beau, mais pas seulement du beau pour lui-même : « sans relation au sentiment du sujet, la beauté n’est rien » dirait Kant, le beau pour et avec quelqu’un, destinataire ou récepteur actif.

Dans « Le ventre des fontaines », Pierre-Alain Tâche termine par la phrase : « Je crois en l’amour du lieu ». Pour nous il en va de même, chacun à sa manière croit en l’amour du lieu, et le Son des Choses, dans son apparence la plus modeste, la plus fugitive laisse affleurer les signes d’une transcendance qui ne se porte pas comme un étendard.

Le pisteur en chacun de nous, comme forme de vie à la fois ordinaire, sans recherche de gloire, mais avec ce désir de laisser affleurer et entrer la transcendance.

« L’une de nos tâches les plus ardues, mais les plus nécessaires, consiste à s’approprier ce qui nous est le plus familier », et ce qui nous est le plus familier est peut-être justement cet affleurement sans étendard ? (1)

Défricher, défricher en nous-mêmes de vastes clairières de paix, sortir de la friche après y avoir fait son chemin, étendre de proche en proche et ouvrir l’espace en nous… Et faire en sorte que ce cadeau de la vie irradie vers les autres. On peut le faire avec des discours, on peut le faire avec toute pratique artistique, Yuko Hirota le fait avec les sons dans ses compositions.

De là on peut aborder le « franchissement » : terme qui au treizième siècle signifiait « action de rendre libre », avec une connotation juridique. Aujourd’hui on a conservé « affranchi » dans ce sens. Ce qui ouvrait à la liberté est aussi conservé dans le franchissement d’une frontière, si bien sûr l’on passe d’un pays enclavé à un pays plus libre. D’un côté, puis de l’autre, ou bien avant cette limite et après elle. Nous sommes passés d’une valeur, la liberté, à un espace.

« A un poisson au fond d’un puits, on ne saurait parler d’immensité, car il est enserré dans un espace trop étroit. A un insecte d’été on ne saurait parler de froid car il est enfermé dans une seule saison. A un faux lettré, on ne peut parler du Dao parfait, car il est entravé par les usages vulgaires et ligoté par l’enseignement reçu. » (2)

Pour poursuivre, remontons arbitrairement le temps. Au cours des mystères éleusiens, le jeune Triptolème, fils du roi d’Eleusis, était mis en présence de Déméter, qui donnait au héros un épis de blé « moissonné en silence » - pointons ici le silence - cet épi, gage des récoltes futures, comme en un autre temps, en Orient, le Bouddha avait présenté « en silence » une fleur de lotus à ses fidèles assemblés. C’était semble-il le rite de consécration de « l’époptie » : scène finale de la contemplation des mystères.

Dao signifiant la voix, le chemin (prononcé dô en japonais) ; le dao ou tao est la force qui coule en toute chose dans l’univers. Le dao comme matrice préalable au sein de l’univers vivifié par le qi ou souffle originel…

Hans Leisegang évoque également l’époptie des Grecs anciens. Les cérémonies se déroulaient dans des sanctuaires souterrains à la lueur des torches et consistaient dans une représentation scénique des mythes divins avec accompagnement de musique et de jeux de lumière. Une marche tâtonnante dans l’obscurité était suivie d’une subite illumination et le mystère s’achevait par l’époptie, la vision du divin » (3)

Dans ses compositions expérimentales et contemporaines, Yuko Hirota recherche quelque chose comme « le toucher de la lumière » : on peut dire qu’elle prend acte et qu’elle actualise le son et la lumière dans l’extension des deux, dans l’exacte tension des deux. « Oportet transire » pour dire l’impératif du franchissement : passer (tenir) et dépasser, une étape est marquée, franchie vers davantage de lumière…

L’époptie est donc un éclairement parfois très bref, tout comme la belle « scintilla animae » de maître Eckhart et de bien d’autres par la suite. « Il nous faut oublier des grands mots comme Dieu, la Souffrance, l’Eternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. » (4)

Les sons familiers les gestes simples comme se promener, respirer en haut d’une colline, reprendre un chemin qui se construit en marchant , découvrir le sentiment hortésien : sentir que son corps vibre en bonne intelligence dans la vaste nature comme dans un modeste jardin…

« L’humanité gémit, à demi écrasée, sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’Univers, qui est une machine à faire des dieux » (5)

Yuko Hirota avec le « Son des Choses » créé les conditions pour qu’une clairière s’entrouvre et qu’un son pur et authentique s’installe.

(Les deux phrases suivant le tiret sont des ajouts bienvenus de Laurent Chouteau)

(1)Gérard Macé : « Un détour par l’Orient » Le promeneur Ed 2001
(2)Huainan Zi : « Du Dao originel »
(3)« La Gnose » traduit de l’allemand par Jean Gouillard Paris Payot 1971
(4)Etty Hillesum : « Une vie bouleversée » Seuil, 1985
(5) Henri Bergson : « Nature et société »