En écho à la remarque de Gérard Macé citée par Jean-Louis Vincendeau (dans Piano-no-ki : l’époptie ou le franchissement) : « L’une de nos tâches les plus ardues, mais les plus nécessaires, consiste à s’approprier ce qui nous est le plus familier. »
Ce qui nous est le plus familier ? Je réponds d'abord, l'amour puis je pense au chant des oiseaux, à leurs appels, au battement de leurs ailes, puis je me dis : mon corps avec lequel je vis et je sommeille, qui recueille pour moi bruits, odeurs, sensations, lumières. Je me sens marcheuse en quête de beauté. Tantôt avançant grâce au pas entraînant de qui est devant moi, tantôt allant de l'avant et espérant être suivie - venez, venez voir ! La beauté est devant nous, mais bien sûr c'est plus que la beauté.
Avancer pour que la terre tourne et ne pas laisser de traces mais savoir que ces humbles pas veillent sur le chemin. Aimer le chemin, la marche partagée, la marche solitaire et suivre la trace de Nives ; prêter l'oreille aux propos de Erri de Luca et de Nives ...
Claire Bonnenouvelle
« N. (Nives) Tu parles des marches et je pense à celles que nous creusons pour monter, la trace laborieuse dans la neige dure, entamée coup après coup par le piolet. Nous fabriquons un escalier qu'une heure de neige peut effacer, derrière nous les marches se referment. C'est beau de ne pas laisser de trace.
Si je pense que les pas des premiers astronautes sur la Lune ont laissé des empreintes qui sont encore là par manque de vent et de pluie, je bénis les miens qui se recouvrent. La trace indélébile du gros soulier d'Armstrong est une idée fixe pour moi, je voudrais aller là-haut avec un balais pour l'effacer.
N. Nous avons dû nous retirer trois fois du Dhaulagiri, ce printemps-ci, sans compter les ascensions pour apporter le matériel là-haut. Trois fois, nous avons dû et voulu renoncer. Nous passons pour des conquérants de montagnes, mais en vérité nous sommes pleins d'échecs, de saisons coulées.
Mais quand il arrive de devoir se retirer, il faut le même esprit de bataille que pour aller vers le sommet. En plus, tu dois te retirer en bon ordre si une tempête menace, pour ne pas transformer la retraite en défaite précipitée.
...
En montagne, je m'aperçois que j'ai deux côtés, un qui donne sur la paroi, l'autre, le dos, sur le monde. Celui qui escalade tourne le dos à tout le reste. Je reconnais mes deux versants, deux pages d'une même feuille.
E (Erri de Luca)... Je monte pour tourner le dos. Ce n'est pas un point de rencontre avec les cieux ouverts, mais de nette séparation du sol, j'approfondis une solitude.
N. Il faut la première demi-heure d'ascension pour mettre en marche le système de chauffage.
N. Si j'ai un état de grâce à haute altitude c'est parce que je suis un «merci» qui marche.
N. On passe des nuits enfermés, sans bouger pendant que le ciel baisse et vient prendre la montagne... Quand le temps n'est que neige et ses heures flocons qui tombent, tu sors seulement pour dégager la tente et ne pas être enseveli. Il ne s'agit pas de patience... Moi, je me sens accueillante avec le temps.
N.Dans les nuits où elle est pleine, tu gravis l'escalier de la lune. Dans les nuits opposées, où elle est absente, monter vers le haut, c'est se perdre sur un éboulis d'étoiles. » Quelques lignes ramassées lors de mes lentes promenades, avec de nombreux allers et retours, dans ce livre : Sur la trace de Nives, écrit par Erri de Luca.